LA DERNIÈRE TOURNÉE
Jim Butcher

 

Jim Butcher aime l’escrime, les arts martiaux, la chanson, les mauvais films de science-fiction et les GN. Il habite dans le Missouri avec sa femme, son fils et un chien de garde des plus sauvages. Pour en savoir plus : www.jim-butcher.com (en anglais).

 

Moi, je voulais juste boire une bière en paix. Juste une bière après une dure journée de sorcellerie, c’est quand même pas trop demander, si ? Peut-être même un sandwich à la viande pour aller avec. Rien d’extravagant, quoi. Mais quelqu’un (ou un dieu quelconque) n’était pas du même avis.

Situé au sous-sol d’un grand immeuble de bureaux, le pub de McAnnally est un boui-boui tranquille comme il en existe des centaines à Chicago. On descend un escalier avant d’arriver à la porte d’entrée. Une fois à l’intérieur, on arrive au niveau des vieux ventilateurs fatigués et il reste encore une volée de marches depuis le palier pour arriver dans la salle. Des bougies assurent le plus gros de l’éclairage et les boiseries sont faites main. Ces dernières, soigneusement cirées et d’une essence plus sombre que la moyenne, combinées aux chandeliers, confèrent une ambiance de repaire confortable à l’ensemble.

Quand j’ouvris la porte, une odeur me prit aux narines. De la nourriture cramée. Jamais je n’aurais pensé sentir ça ici un jour.

Pour vous donner une idée de la qualité de la cuisine chez Mac d’habitude, mon premier réflexe fut de m’assurer que le bracelet-bouclier à mon poignet gauche était prêt à l’emploi tandis que je sortais mon bâton de combat caché sous mon cache-poussière. J’avançai avec précautions dans la salle, le bâton paré. Il faisait plus sombre que d’habitude et seules quelques bougies brûlaient encore. Les habitués du pub, tous issus de la communauté surnaturelle de Chicago, gisaient çà et là comme des poupées cassées. Une demi-douzaine de personnes étaient allongées sur le sol, les membres tordus dans des positions insolites, comme s’ils s’étaient effondrés en pleine séance d’aérobic. Deux types un peu plus vieux, toujours en train de jouer aux échecs au fond de la salle, étaient étendus en travers de leur table. Les pièces, dont certaines cassées, s’étaient dispersées autour d’eux, et leur vieille pendule d’échecs avait été broyée. Trois jeunes filles, qui avaient un peu trop regardé Charmed et qui venaient toujours ensemble, formaient une pile inconsciente dans un coin, comme si, prises de terreur, elles s’étaient agrippées l’une à l’autre avant de s’écrouler. Le truc, c’est qu’elles étaient couvertes de taches qui ressemblaient à des gouttes de sang. Au moins, la plupart des victimes respiraient toujours. J’attendis encore un bout de temps, mais rien ne sortit des ténèbres pour me sauter au visage, et je n’éprouvai pas non plus l’envie de tout casser avant de faire une sieste.

— Mac ? appelai-je calmement.

Quelqu’un grogna.

Je filai derrière le comptoir et y découvris le tenancier. Les lèvres éclatées et gonflées, le nez cassé, il s’était pris une bonne dérouillée. Ses deux mains étaient enflées et violacées. Probablement des blessures défensives. La batte de base-ball qu’il gardait derrière le zinc traînait à côté de lui. Elle était pleine de sang. Sûrement le sien.

— Par la cape de Copperfield, murmurai-je. Mac…

Je m’agenouillai près de lui, faisant de mon mieux pour mesurer l’ampleur des dégâts. Je n’avais aucune formation médicale, mais après plusieurs années de Gardien pendant la guerre contre les vampires de la Cour rouge, j’avais vu mon lot de blessures. L’un de ses hématomes à la tête m’inquiétait et il avait des doigts cassés, mais rien dont il ne guérirait pas.

— Que s’est-il passé ? lui demandai-je.

— Sont devenus fous, marmonna-t-il. Violents.

Une de ses coupures à la bouche se rouvrit et du sang frais perla sur sa lèvre.

— Tu m’en diras tant, grimaçai-je.

J’attrapai un chiffon propre sur une étagère et le passai sous l’eau froide. J’entrepris de nettoyer son visage ravagé.

— Ils sont tous inconscients, lui dis-je en essuyant le sang. Mais en vie. On est chez toi. Comment veux-tu qu’on le joue ?

Malgré la douleur, Mac prit le temps de réfléchir avant de répondre.

— Murphy, souffla-t-il enfin.

Je m’en doutais. Appeler les autorités apporterait son lot de questions et d’attention, mais cela signifiait aussi que tout le monde recevrait des soins dans les plus brefs délais. Chez Mac, le client est roi. Mais j’aurais aussi compris qu’il ne veuille pas faire de vagues.

— Je vais l’appeler, murmurai-je.

Les autorités débarquèrent avec un certain entrain. Il était tôt dans la soirée et manifestement nous étions les premiers clients des urgences de nuit.

— Bon sang, lâcha l’inspectrice Karrin Murphy en contemplant la scène depuis l’entrée. Quel boxon !

— N’est-ce pas ? lui répondis-je d’un ton morose.

J’avais l’estomac dans les talons et la langue sèche, mais je me voyais mal taper dans la cuisine de Mac pendant qu’il se faisait recoudre par les ambulanciers.

Murphy poussa un soupir avant de descendre les marches. Elle sortit une lampe torche de son manteau et balaya la salle de son faisceau.

— Bon. Les bagarres de bar, ça arrive, commença-t-elle.

— D’après Mac, ses clients sont devenus fous. Ils ont commencé par se conduire bizarrement, puis ils ont tout cassé.

— Quoi ? Tous ? Au même moment ?

— C’est ce que j’ai cru comprendre. Faut dire qu’il n’était pas des plus cohérents.

Murphy fronça les sourcils et inspecta la zone, faisant aller et venir méthodiquement le faisceau de sa lampe.

— Tu as pu jeter un coup d’œil aux clients ?

— Plus rien n’avait l’air de les affecter quand je suis arrivé, répondis-je. J’en suis certain. Ils étaient tous inconscients. Ils présentaient de légères blessures. Auto-infligées pour la plupart, si tu veux mon avis. Je crois que ce sont ces nanas qui ont tabassé Mac.

Une ombre passa sur le visage de la policière.

— Tu penses qu’il n’a pas pu se défendre contre elles ?

— Il aurait pu sortir un flingue. Mais il avait sa batte à portée. Il a sûrement essayé d’empêcher quelqu’un de faire une connerie et ça a mal tourné.

— Tu sais ce qui me tracasse ? demanda Murphy. Comment quelque chose de bizarre peut-il arriver à tout le monde en même temps dans un pub ?

Elle s’était arrêtée au fond de la salle. Sa torche éclairait deux bouteilles de bière brune trônant au milieu des pièces d’échecs brisées et des chaises renversées.

— Quelle horreur, dis-je. La bière de Mac au service des ténèbres.

Elle me regarda droit dans les yeux d’un air songeur. Enfin, autant dans les yeux qu’une blonde d’un mètre cinquante à la mine mutine peut le faire avec un magicien dégingandé frôlant les deux mètres dix.

— Je ne plaisante pas, Harry. La bière pourrait contenir quelque chose, non ? Une drogue ? Du poison ? Un truc qui serait plus de ton ressort ?

Je m’appuyai contre le comptoir le temps d’étudier l’hypothèse. Oh, bien sûr, techniquement, ces trois pistes étaient valables. Pas mal de drogues provoquent des comportements psychotiques. Cela dit, il me paraissait difficile d’obtenir cette réaction avec tous les clients du pub et à peu près au même moment. Le poison n’était qu’une drogue qui tuait, ou l’inverse. Si ces gens avaient été empoisonnés, ils couraient peut-être encore un grave danger.

Quand on abordait le côté magique des choses, il y existait des dizaines de moyens pour affecter les clients à travers la bière qu’ils avaient bue. Mais pour ça, il aurait fallu avoir accès à la bibine en question, et Mac la brasse lui-même. D’ailleurs, c’est aussi lui qui la met en bouteilles.

— Peut-être que ce n’est pas la bière, dis-je.

— Tu crois qu’ils ont tous pris le même sandwich à la viande ? La même tournée de frites ? rétorqua-t-elle en secouant la tête. Allons, Dresden. On mange bien, ici, mais ce n’est pas pour ça qu’on y vient.

— Mac ne ferait jamais de mal à qui que ce soit.

— Ah, oui ? rétorqua Murphy d’un ton calme et mesuré. Tu en es bien sûr ? Tu le connais si bien que ça ?

Je balayai lentement la scène du regard.

— Quel est son prénom, Harry ?

— Bon sang, dis-je avant de soupirer. Tu ne peux pas passer ta vie à soupçonner tout le monde.

— Bien sûr que si, répondit-elle avec un léger sourire. C’est mon boulot. Je me dois d’examiner les choses avec objectivité. Rien de personnel et tu le sais.

— Ouais, grommelai-je. Je sais. Mais je sais aussi ce que ça fait d’être soupçonné avec objectivité d’un truc qu’on n’a pas fait. C’est super chiant.

— Alors découvrons ce qui s’est passé, lâcha Murphy les mains levées dans un geste conciliant. Je vais aller parler avec les victimes, pour savoir si quelqu’un se souvient de quelque chose. Toi, tu te charges de la bière.

— D’accord.

Une fois mise en bouteille, Mac transporte sa bière dans des caisses en bois, genre cageots de primeurs, mais en plus solide. Elles n’ont rien de magique ou quoi que ce soit, mais elles résistent à tout et s’empilent parfaitement. Je rentrai chez moi avec un lot et me préparai à l’impact de Mister, mon chat de gouttière. En général, dès que je passe la porte de mon appartement, il se lance dans une attaque suicide contre mes tibias. Mister est énorme et presque tout en muscles. Je vacillai sous l’assaut et les bouteilles tintèrent, mais j’avais l’habitude depuis le temps. Mouse, mon gros diplodochien à poils longs, dormait allongé de tout son long près de la cheminée. Il ouvrit un œil, battit une fois de la queue, puis replongea dans le sommeil.

C’était pas le palais de la motivation, ici. Ça, s’était à lui qu’on avait volé une bière dûment méritée, ça ne serait pas la même musique. Je descendis la caisse directement dans mon laboratoire tout en hélant mon assistante.

— Salut, Molly.

Cette dernière était assise à son petit bureau et concoctait deux potions. Je ne lui avais libéré que trois mètres pour travailler dans le foutoir de mon labo, mais elle parvenait à garder ses fioles propres et rangées, en ayant encore assez de place pour ses livres de latin, son carnet de notes et une canette de Pepsi, la païenne ! Ce jour-là, ses cheveux étaient vert kryptonite avec des pointes argentées. Elle portait un jean coupé et un tee-shirt avec le symbole de Superman sur le torse. Une vraie bombe.

— Salut, Harry, répondit-elle distraitement.

— On s’habille un peu léger pour un mois de mars, non ?

— Si c’était le cas, tu materais beaucoup plus mes seins, répliqua-t-elle avec un sourire.

Elle me regarda enfin et ses yeux s’illuminèrent.

— Chouette, de la bière !

— Tu es jeune et innocente, dis-je d’un ton sévère en posant la caisse sur une étagère. Pas de bière pour toi.

— Tu te fais des illusions, rétorqua-t-elle en se levant pour prendre une bouteille.

Logique : je venais de le lui défendre. J’observai sa réaction.

Cette gosse est ma disciple, mais elle a un don pour les aspects les plus délicats de la magie. Elle aurait bien du mal à se sortir d’une situation où il faut défourailler, mais quand il est question d’enchantements sophistiqués, elle me dépasse nettement et continue à me distancer. Ça tombait bien, je soupçonnais un travail subtil.

Elle fronça les sourcils presque à la seconde où elle toucha la bouteille.

— C’est… bizarre, murmura-t-elle.

Elle m’adressa un regard interrogateur et je lui désignai la caisse. Elle effleura chaque bouteille.

— Il y a de l’énergie là-dedans. Qu’est-ce que c’est, Harry ?

J’avais une idée assez précise de ce que la bière avait provoqué chez ses consommateurs, mais ça n’avait aucun sens. Pourtant, je n’allais pas le lui révéler. C’aurait été vraiment trop anti-Obi Wan de ma part.

— À toi de me le dire, fis-je avec un léger sourire.

Elle me regarda en plissant les yeux, puis revint à ses potions en murmurant pendant quelques instants avant de les faire chauffer à feu doux. Elle revint vers les bouteilles, en décapsula une et la renifla. Elle fronça un peu plus les sourcils.

— On ne goûte pas, la prévins-je. C’est pas joli joli après.

— Je n’en avais pas l’intention, répondit-elle sur le même ton qu’elle avait employé quand elle étudiait son latin. J’ai l’impression qu’elle est liée à… un focus de contagion.

Je hochai la tête. Elle parlait de contagion magique et non médicale. Un focus de contagion forme un lien entre un corps principal et un petit élément de ce corps après séparation. Un enchanteur pourrait l’utiliser pour envoyer de la magie dans ledit corps, et par extension dans tous les focus plus petits, même s’ils ne sont pas au même endroit. Un peu comme si on cachait un émetteur dans la voiture de quelqu’un pour lui envoyer un missile un peu plus tard.

— Peux-tu me dire ce qu’on peut propager comme type d’enchantement avec ce focus.

Elle fronça les sourcils derechef. Un froncement mignon, d’ailleurs.

— Laisse-moi une minute.

— Le chrono est en marche.

Elle m’envoya paître d’un geste de la main sans même lever les yeux. Je croisai les bras et attendis. Je lui fais tout le temps passer des tests comme ça, et c’est toujours une course contre la montre. Croyez-en mon expérience, les solutions dont on a le plus besoin doivent toujours être trouvées dans les délais les plus brefs. J’essaie de préparer le petit scarabée aux dures réalités de la vie. D’ailleurs, c’était l’un de ses premiers problèmes liés au monde réel, mais elle n’avait pas à le savoir. Tant qu’elle pensait qu’il s’agissait d’un exercice de plus, elle se lancerait dedans sans hésitation. Et avec brio. Je ne voyais aucune raison d’ébranler sa confiance.

Elle marmonna, puis versa un peu de bière dans un vase à bec et l’examina à la lueur d’une bougie spécialement prévue à cet effet. Elle griffonna quelques équations sur son calepin et vingt minutes après elle déclara :

— Ha ha ! Très ingénieux, mais pas encore assez !

— Ah, oui ? répondis-je.

— Pas de fausse modestie, boss, dit-elle. La contagion repose sur une simple compulsion qui incite la victime à boire davantage, mais en réalité, il s’agit d’un canal psychique.

— Sans déconner ? lâchai-je en me penchant sur la caisse.

L’espace d’un instant, Molly me jeta un regard vide d’expression. Elle cligna des yeux puis souffla :

— Tu l’ignorais ?

— J’avais découvert la compulsion, mais elle masquait tout ce qui avait pu être lancé sur la bière, expliquai-je en ramassant la bouteille à moitié vide d’un air dubitatif, je l’ai rapportée parce que tu es plus douée que moi dans ce domaine. Personnellement, ça m’aurait pris des heures. Bon travail.

— Mais… tu ne m’as pas dit que c’était pour de vrai, bredouilla-t-elle abasourdie. Et si je n’avais rien trouvé ? Si je m’étais trompée ?

— T’emballe pas, petit scarabée, lâchai-je en me tournant vers l’escalier. Tu pourrais encore avoir tort.

 

**

*

 

Mac avait fini à l’hôpital. Sa gueule ressemblait à un accident ferroviaire. Pour arriver à lui parler, j’avais dû mentir à l’infirmière en prétendant que je travaillais sur l’affaire avec les flics, et en lui montrant vite fait ma carte de consultant.

— Mac, dis-je en m’asseyant à côté de son lit. Comment tu te sens ?

Il me jeta un coup d’œil, de celui qui ne disparaissait pas sous l’hématome.

— Ouais. On m’a dit que tu refusais les antidouleurs. Il hocha faiblement la tête.

Je lui révélai mes découvertes.

— C’est du travail de pro. Plus complexe que tout ce que j’ai pu créer.

Ses dents crissèrent. Il comprenait aussi bien que moi ce que signifiaient deux enchantements complexes liés entre eux. On n’avait pas affaire à un rigolo.

— Trouve-le, gronda-t-il péniblement.

— Tu sais par où je pourrais commencer ?

Il ne répondit pas immédiatement, puis il secoua la tête avant de hasarder :

— Caine ?

Je haussai un sourcil.

— Cette brute tout droit sortie de la Nuit des morts brassants ? Il est dans le coin ?

Il grogna.

— La nuit dernière. À la fermeture. Grande gueule.

Il ferma les yeux. Je me levai et posai la main sur son épaule.

— Repose-toi. Je vais le faire parler.

Mac expira lentement, sombrant peut-être dans l’inconscience avant même la fin de ma phrase.

Je rencontrai Murphy dans le couloir.

— Trois d’entre eux se sont réveillés, annonça-t-elle. Aucun ne se souvient des dernières heures après son arrivée supposée dans le bar.

Je grimaçai.

— C’est ce que je craignais, dis-je avant de lui expliquer le reste.

— Un canal psychique ? s’exclama Murphy. Qu’est-ce que c’est ?

— Ça ressemble à une ligne de courant électrique, sauf qu’on la branche dans l’esprit des gens. Celui qui est à l’autre bout décide de ce qu’il envoie.

Murphy pâlit. Elle avait été la cible de différentes formes d’assaut psychique et en gardait quelques séquelles.

— Qu’est-ce que tu vas faire alors ? Tu vas ensorceler ce truc et remonter jusqu’à sa source ?

— Je n’ose pas, répondis-je en secouant la tête. Tout ce que j’ai pour remonter la piste, c’est la bière elle-même. Si je l’utilise dans un sort, je vais m’ouvrir au canal. C’est comme si je buvais cette saloperie.

Murphy croisa les bras.

— Et si ça arrive, tu ne te souviendras pas de ce que tu as appris, de toute manière.

— C’est ce que je t’ai dit, continuai-je. C’est du travail de pro. Mais j’ai un nom.

— Un coupable ?

— Je suis sûr qu’il est coupable de quelque chose. Il s’appelle Caine. C’est un escroc. Il est gros, idiot, violent et se croit brasseur.

Elle haussa un sourcil.

— Tu as un passif avec ce type ? demanda-t-elle.

— Il y a un an, je suis tombé sur lui pendant une affaire. Ça a dégénéré. Plus pour lui que pour moi. Et c’est pas le grand amour entre Mac et lui.

— C’est un mage ?

— Par les cloches de l’enfer, non !

— Alors qu’est-ce qu’il vient foutre dans l’histoire ?

— On n’a qu’à le lui demander.

Ça ne prit pas longtemps à Murphy pour obtenir l’adresse de Herbert Orson Caine, voleur brutal, violeur et arnaqueur : un appartement minable au sud de Bucktown.

L’inspectrice frappa à la porte mais personne ne répondit.

Heureusement pour nous que c’est un criminel, dit-elle en sortant son portable. J’aurai sûrement un mandat sans trop de problèmes.

— Pour quel motif ? Fortes présomptions de magie noire ?

— Empoisonner des boissons dans un bar ne requiert pas l’usage de la sorcellerie, répliqua-t-elle. C’est un violeur et il n’appartient pas à la pègre, il n’a donc pas accès à un avocat coûteux qui pourrait gueuler et nous ralentir.

— Et si on évitait une perte de temps et d’argent à cette bonne ville de Chicago et qu’on se contentait de jeter un œil ?

— Effraction plus violation de la vie privée.

— Je ne violerai personne, jurai-je. Et je me chargerai aussi de l’effraction.

— Non, répondit-elle.

— Mais…

— Non, Harry, coupa-t-elle d’un ton inflexible en me fusillant du regard.

— Ce genre de gars n’obéit pas aux règles, soupirai-je.

— On ne sait pas encore s’il est impliqué. Je ne vais pas mettre mes principes de côté pour quelqu’un qui n’a peut-être rien à voir dans l’histoire.

J’étais sur le point de lui faire une réponse bien sarcastique quand Caine ouvrit la porte de l’étage et s’engagea dans le couloir. Il nous remarqua et s’immobilisa, avant de repartir dans l’autre sens.

— Caine ! l’interpella Murphy. Police de Chicago !

Il prit ses jambes à son cou.

Bien entendu, Murphy et moi nous y attendions. Nous nous précipitâmes à ses trousses. Il ouvrit la porte à la volée, mais ça aussi je l’avais prévu. Je projetai un éclair de volonté en ramenant la main droite vers mon torse et criai « Forzare ! ». Une force invisible referma la porte au moment où Caine en franchissait le seuil. Elle le frappa assez fort pour le faire rebondir contre le mur du couloir. Murphy avait une meilleure détente que moi. Elle rattrapa Caine à temps pour qu’il tente de lui assener un crochet. Ce naze me fit presque pitié.

La policière esquiva l’attaque et répliqua avec toute la puissance de ses jambes et le poids de son corps pour appuyer le coup. Du tranchant de la main, elle le frappa au menton, lui redressant la tête d’un coup.

Caine était gros et costaud. Il encaissa l’impact avec un grognement avant de frapper encore, un peu hébété. Murphy attrapa son bras et fit pivoter le truand avant de le ramener en avant en faisant levier avec son propre avant-bras. Projeté au sol, Caine atterrit assez lourdement pour faire vibrer le plancher. La policière ajusta rapidement sa prise. Les jambes bien calées contre son adversaire, elle lui tordit le poignet en gardant le bras étiré.

— Voilà qui constitue une agression, susurra-t-elle. Et sur la personne d’un représentant de la loi dans l’exercice de ses fonctions, en plus.

— Salope, grogna Caine. Je vais te casser…

Mais nous ne saurons jamais ce qu’il comptait casser, car Murphy changea très légèrement de position et Caine préféra hurler de douleur.

— Vous voulez quoi ? demanda le malfrat. Lâchez-moi ! J’ai rien fait !

— Oh mais si, répondis-je d’un ton enjoué. Tu as agressé l’inspectrice Murphy. Je l’ai vu de mes propres yeux.

— T’es qu’un minable récidiviste, ajouta la policière. Et avec ça, on arrive au troisième délit. Quand tu sortiras de taule, la première chose que tu devrais faire serait de t’acheter un dentier et un déambulateur.

Le truand proféra un chapelet d’insanités.

— Houlà, dis-je en m’approchant de lui. Quel gâchis. Si seulement il trouvait un moyen d’aider la communauté. Un truc qui prouverait qu’il ne vole pas l’oxygène de quelqu’un d’utile, lui.

— Allez-vous faire foutre ! lâcha Caine. Jamais je vous aide !

Murphy appuya un peu plus sur son bras pour lui clouer le bec.

— Que s’est-il passé avec la bière de McAnnally ? demanda-t-elle très poliment.

Nouvelle série de jurons.

— Je suis sûre que ce n’est pas ça, l’interrompit la policière. Et je suis tout aussi certaine que tu peux faire mieux.

— Va sucer un couteau, salope de flic !

— Salope d’inspectrice, rectifia Murphy. Comme tu veux, crétin. Je suis sûr que tu as encore plein de fans en prison.

Mais elle fronçait les sourcils en disant cela. Les truands comme Caine se déballonnaient toujours pour éviter une lourde peine. Ils ne s’amusaient jamais à résister pour faire chier en risquant de passer le reste de leur vie derrière des barreaux. Sauf si l’alternative les terrifiait encore plus. Quelqu’un ou, oserais-je le dire, quelque chose terrifiait Caine. OK. Dans ce cas, on peut être plusieurs à jouer à ce petit jeu. Du sang perlait aux commissures des lèvres du malfrat. Il avait dû se mordre la langue quand Murphy l’avait frappé.

Je sortis un mouchoir blanc de ma poche, me baissai, et dans le même mouvement je le passai sur la bouche de Caine.

— C’est quoi ça ? dit-il, ou un truc comme ça. Qu’est-ce que tu fais ?

— Ne t’inquiète pas. C’est sans danger… Pour l’instant.

Je m’éloignai un peu, le mouchoir toujours en main, avant de m’agenouiller et de tracer un cercle autour de moi avec une des craies qui ne me quittaient jamais. Caine lutta faiblement contre Murphy, mais elle le plaqua de nouveau au sol.

— Couché ! dit-elle. Ou je te déboîte l’épaule.

— Te gêne pas, intervins-je en faisant mine d’inspecter le truand. Il ne vivra pas assez longtemps pour s’en préoccuper.

Je jetai un coup d’œil au malfrat avant d’ajouter :

— On a de la bedaine à ce que je vois. Je parie que tu manges bien gras, hein.

— Caine ?

— Que… Qu’est-ce que tu fabriques ? bredouilla-t-il.

— Une crise cardiaque ne surprendra personne, répondis-je. Murph, prépare-toi à reculer quand les spasmes commenceront.

Je fermai le cercle et y ajoutai quelques étincelles par la même occasion. Comme la plupart des effets spéciaux de ce genre, c’était de l’énergie gâchée, mais cela fit grande impression sur Caine.

— Bon Dieu ! couina ce dernier. Attends !

— Pas le temps, répliquai-je. Je dois lancer le sort avant que le sang sèche. Arrête de faire l’enfant, Caine. Elle t’a donné ta chance.

Je levai une main au-dessus du mouchoir taché.

— Allons-y…

— Je peux pas parler ! pleurnicha-t-il. Si je balance, elle le saura !

— Qui ? demanda Murphy en lui tordant un peu plus le bras.

— J’peux pas ! Je l’jure ! Arrête, Dresden ! C’est pas ma faute. Ils avaient besoin de pierres de sang et j’étais le seul de tout Chicago à avoir du matos assez pur ! Tout ce que je voulais, c’était lui faire ravaler son sourire, à ce fumier !

Je le dévisageai froidement, un rictus de haine déformant ma bouche.

— Pour l’instant, tu ne me dis rien qui m’incite à te garder en vie.

— Je peux pas, gémit-il. Elle le saurai.

Je le fusillai du regard tout en levant le bras d’un geste lent et ultra théâtral.

— Intimidatus Connarus Maximus ! tonnai-je d’une voix bien grave en accentuant les voyelles longues.

— Decker ! hurla Caine. C’est Decker qui a arrangé l’affaire ! Je baissai le bras et relevai la tête.

— Decker ? Ce crétin ?

Murphy ne me quittait plus des yeux, sans pour autant négliger son adversaire. Pourtant, je devinai qu’elle mourait d’envie de le lâcher.

— Laisse-le partir, dis-je en haussant les épaules.

Elle ne se fit pas prier et le truand sanglotant rampa autant qu’il courut vers les escaliers. À en croire le bruit qu’il fit, il avait trébuché et dévalé la première volée de marches.

L’odeur d’urine me monta au nez et mes narines frémirent.

— Haaa, le parfum de la vérité.

Murphy se frotta les mains sur son jean comme pour se débarrasser de quelque chose de gras.

— Bon sang, Harry.

— Quoi ? C’est toi qui ne voulais pas forcer sa porte.

— Je ne voulais pas non plus que tu lui colles un flingue sur la tempe. Tu ne l’aurais quand même pas…

— Tué ? continuai-je en rompant le cercle avant de me relever. Ouais. En le voyant comme ça sous mon nez ? Sûrement.

— Bon Dieu, souffla-t-elle en frissonnant.

Je m’approchai d’elle pour lui prendre le bras.

— Mais bien sûr que non, dis-je. Jamais. Et tu le sais, Karrin.

Elle me regarda avec une expression indéchiffrable.

— Tu as très bien joué ton rôle dans ce cas. Beaucoup s’y seraient trompés. Ça avait l’air si…

— Naturel.

— Oui.

Ses mains effleurèrent les miennes.

— Bon, on a une piste maintenant, n’est-ce pas ?

— On a un nom, répondis-je en chassant quelques mauvais souvenirs.

 

**

*

 

Murphy et moi zigzaguâmes entre un présentoir de champignons sur la droite, l’aquarium plein de tritons (avec une pancarte « Arrachez-vous vos putain d’yeux ») à gauche et la grande armoire de médicaments presque légaux juste devant nous.

Decker ressemblait à un vieux crapaud rabougri. Il n’était pas gros, mais sa peau semblait pendre, sûrement un héritage d’une jeunesse bien nourrie et d’une vie passée à dormir dans les solariums. Avec sa mise impeccable et ses cheveux d’un noir de jais striés d’argent pour faire classe, on aurait dit une carrosserie de Rolls sur un châssis de Fiat Punto. Ses yeux semblables à deux petites billes noires n’exprimaient aucune chaleur. Dès qu’il me vit, il s’humecta les lèvres avec nervosité.

— Salut, Burt, dis-je.

Il y avait peu de clients mais tous semblaient plutôt louches. Murphy brandit son insigne et déclara :

— Nous avons quelques questions.

Elle aurait aussi bien pu crier « au feu ». Le magasin se vida aussitôt. Murphy fureta du côté d’un rayon de DVD porno d’occasion, le manteau juste assez lâche pour laisser entrevoir son holster d’épaule. Elle prit un DVD et l’examina avant de le laisser tomber.

— Bon sang, je déteste les marchands de merde dans son genre, grommela-t-elle.

— Ho, qui casse, paie ! couina Burt.

— Ouais, c’est ça, répondit Murphy.

Avec un grand sourire, je m’approchai du comptoir et m’y appuyai, bras croisés. J’envahissais son espace vital.

Les vapeurs de son eau de Cologne auraient fait fondre une balle en plein vol.

— Burt, fis-je, fais-toi une faveur, d’accord ? Dis-moi tout ce que tu sais sur Caine.

Decker se tétanisa et son regard devint fixe. On aurait dit un reptile.

— Caine ? souffla-t-il.

Mon sourire s’élargit.

— Un gars baraqué, les cheveux ébouriffés, un peu zonard, avec de la pisse qui lui coule le long de la jambe. Il a conclu une affaire avec une femme pour des pierres de sang et tu l’as aidé.

Murphy s’était arrêté devant un présentoir contenant ce qui ressemblait à des géodes de quartz fumé. Les cristaux presque noirs veinés de violet étaient étiquetés à quelques centaines de dollars de trop.

— Je ne parle pas de mes clients, répondit Decker. C’est mauvais pour les affaires.

— Burt, on sait que tu as trempé là-dedans, dis-je en regardant Murphy.

Elle me dévisagea pendant quelques secondes avant de soupirer, puis renversa une des géodes qui éclata en touchant le sol.

Decker grimaça et fit mine de se plaindre avant de se raviser et de garder le silence.

— Tu sais ce qui est mauvais pour les affaires ? continuai-je. Un grand type en cape grise qui traîne dans ta minable supérette de sorcellerie. Si tes clients pensent que la Confrérie s’y intéresse, que va devenir ton magasin d’après toi ?

Toujours impassible, Decker me regarda fixement de ses yeux de batracien.

— Oh, pardon, lâcha Murphy en envoyant valser une deuxième géode.

— Des gens ont fini à l’hôpital, ajoutai-je. Mac en fait partie. On l’a roué de coups sur un territoire déclaré neutre en vertu des accords de la Cour sombre.

La lèvre supérieure de Decker se retroussa, trahissant sa surprise. Je sortis mon bâton de combat de mon cache-poussière et y canalisai une once de volonté. Les runes gravées dans le bois se mirent à briller d’une douce lueur orangée et une odeur de fumée monta dans l’air.

— Oui, poursuivis-je. Tu n’as sûrement pas envie de payer ce genre d’ardoise.

— Burt.

Une autre géode s’écrasa au sol et Murphy déclara :

— Et c’est moi, le bon flic. T’imagines ?

— D’accord, soupira Decker. Bon sang, calmez-vous. Je vais parler, mais ça ne va pas vous plaire.

— Je gère mal la déception, dis-je en tapotant son comptoir du bout de mon bâton rougeoyant pour accentuer mes paroles. Vraiment mal.

Burt frémit en remarquant la tache noire brûlée sur le bois.

— La nana cherchait des pierres de sang. Moi, tout ce que j’avais, c’était cette merde venue de Trou-du-Cul sur Mer. Elle m’a balancé qu’elle voulait du vrai et elle m’a cassé les couilles jusqu’à ce que je lui dise que j’avais vendu mon dernier lot à Caine.

— Une femme t’énerve, gronda Murphy, et tu l’envoies faire affaire avec un violeur notoire.

Decker tourna ses yeux globuleux vers elle.

— Comment sais-tu où habite Caine ? dis-je.

— Il a une carte de réduction ici. Il a rempli le formulaire. Je considérai les DVD porno puis la pharmacopée.

— Mouais, admettons. Qu’est-ce qu’il fabrique avec des pierres de sang ?

— Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? C’est du commerce, point.

— Comment a-t-elle payé ?

— Tu trouves que je ressemble à une caméra de sécurité ?

— Tu ressembles à un complice dans une affaire de magie noire, rétorquai-je.

— Merde, répondit-il avec un léger sourire. Je n’ai rien à voir avec ça. J’ai rien fait. Vous ne pouvez rien prouver !

Murphy foudroya Decker du regard avant de sortir nonchalamment du magasin. J’adressai mon plus beau sourire au boutiquier.

— C’est l’avantage quand on travaille avec les Gardiens. On n’a pas besoin de preuves, juste d’une excuse.

Decker me dévisagea et déglutit. Comme un crapaud.

— Elle a payé par carte, dis-je à Murphy en sortant de la boutique. Elle s’appelle Méditrine Bassaride.

Murphy sourcilla devant mon expression troublée.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.

— Tu m’as déjà vu payer par carte ?

— Non. Je m’étais dit qu’aucune banque ne voulait t’en délivrer une.

— Arrête, Murph. On est aux États-Unis, ici. Nan, je n’ai pas de Carte bleue parce que la bande magnétique me claque dans les doigts au bout de quelques heures.

— Comme tout ce qui contient de l’électronique. Et donc ?

— Donc si Mlle Bassaride a foutu la trouille de sa vie à Caine rien que par magie…

— Comment peut-elle utiliser une carte de crédit ? percuta la policière.

— Parce qu’elle n’est certainement pas humaine, répondis-je. Les non-humains peuvent balancer toute la sauce qu’ils veulent sans rien bousiller s’ils le désirent. Ça explique aussi pourquoi, alors qu’on l’a envoyée chez Caine pour prendre une leçon, c’est l’autre brute qui en est sortie morte de peur.

Murphy lâcha un mot bien impoli.

— Mais si elle a une carte bancaire, elle est dans le système, dit-elle.

— D’une manière ou d’une autre, oui. Ça te prendra combien de temps pour trouver quelque chose ?

— On verra bien, répondit-elle en haussant les épaules. Tu as un signalement ?

— Les cheveux tellement noirs qu’ils ont des reflets bleus, les yeux verts, les jambes longues et une belle paire de nibards.

Elle me regarda en plissant les yeux.

— Je ne fais que répéter, ajoutai-je d’un ton vertueux.

Je savais qu’elle luttait pour retenir un sourire.

— Et que vas-tu faire, toi ? demanda-t-elle.

— Je retourne chez Mac. Il m’a prêté ses clefs.

— Il était conscient quand il l’a fait ? dit-elle d’un air soupçonneux.

— Enfin, Murphy, répondis-je d’un ton outré en posant une main sur mon cœur comme si j’étais blessé. C’est un ami.

 

**

*

 

D’un geste ponctué d’un mot, j’allumai quelques bougies et inspectai le pub. Le chaos régnait en salle. Des chaises renversées, une salière éclatée au contenu répandu sur le sol. Si aucune des chaises n’était cassée, il n’en allait pas de même pour le sous-verre broyé gisant près de la porte et portant la mention « Zone neutre en vertu du concordat ». Détail intéressant s’il en est.

Les réfrigérateurs et le fourneau se trouvaient derrière le comptoir. Tout y était d’une propreté d’hôpital, à part le four sale et de la vaisselle dans l’évier. Rien qui ressemblait à un indice.

Fronçant les sourcils, je me dirigeai vers l’évier. Je contemplai les assiettes, puis me tournai et inspectai les placards sous le bar où il ne restait que deux caisses de bière. J’ouvris un des réfrigérateurs. De la nourriture. Mon estomac gronda. Il y avait de la viande froide. Je me fis un sandwich que je mâchonnai en réfléchissant et en parcourant la salle du regard. Je ne réfléchis à rien de constructif. Je lavai la vaisselle, le front plissé, en conjurant une véritable tempête de réflexion sous mon crâne. À dire vrai, j’en étais à peine à la bruine, qu’une idée me vint.

Il ne restait vraiment plus beaucoup de bière sous le comptoir.

J’y réfléchis en finissant la plonge. Il n’y en avait pas non plus une montagne hier, non. J’avais emporté chez moi une caisse à moitié entamée. Les deux autres étaient toujours là où je les avais laissées. Mais en général, Mac en gardait une quantité industrielle dans ses placards.

Comment pouvait-il n’en rester que deux ?

Je me dirigeai vers l’extrémité du comptoir. Quelque chose me titillait, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Mac avait installé un petit bureau dans l’arrière-salle. Une table, une chaise en bois et quelques classeurs métalliques. Ses licences de restauration et de débit de boisson étaient affichées juste au-dessus. Je m’assis derrière la table et ouvris les classeurs. Je farfouillai dans les livres de comptes et les archives. Le top de l’indiscrétion, je sais, mais il fallait que je découvre ce qui se tramait avant que la situation empire.

Et la lumière fut. La situation qui empire. Qu’un médiocre magicien mortel, rongé par la cupidité et la rancune ou toute autre motivation classique, détruise le pub, ça reste crédible. Les gens peuvent déployer des trésors de mesquinerie. Mais avec les non-humains, là, c’est une autre histoire. Le fait que cette Bassaride possède une carte bancaire prouve qu’elle est méthodique. Ben oui, ça ne s’invoque pas comme par magie. Elle avait pris le temps de se créer une identité. Ce genre d’organisation trahissait un plan, un objectif précis. Bousiller un bar de Chicago, qu’il soit en zone neutre ou pas, n’avait rien à voir avec les buts que se fixent les créatures de l’Outremonde quand elles s’introduisent incognito dans la société humaine. Quelque chose de plus gros se préparait. Le pub de Mac n’était qu’un hors-d’œuvre pour Bassaride. Ou peut-être un tremplin.

Mac n’est pas magicien, mais il est futé. Il faut plus qu’une arnaque de bas étage pour toucher à sa bière en sa présence. De plus, je suis sûr qu’il a trouvé une combine pour savoir si quelqu’un s’est introduit chez lui en son absence. Donc, pour atteindre la bière, il faut une diversion. Comme Caine si ça se trouve.

Il semblait clair que le truand avait conclu un marché avec Bassaride. Je supposai qu’il s’agissait d’échanger les pierres de sang contre les emmerdements de Mac. Ainsi, elle devait pourrir la journée du tenancier et recevoir les pierres en échange. Fin de l’histoire. Du travail propre et soigné.

Sauf que ça n’avait pas beaucoup de sens. Il n’est pas si difficile de se procurer des pierres de sang. Pourquoi quelqu’un maîtrisant une magie de première classe ferait une faveur à Caine pour en obtenir ?

Pour faire porter le chapeau au malfrat et égarer quiconque tenterait de remonter la piste Bassaride. Et si cette nana avait choisi un type avec une dent contre Mac pour que je me lance après lui pendant qu’elle… faisait ce qu’elle avait prévu de faire avec le reste de la bière ? Où que ce soit.

Je mis une heure et demie pour trouver quelque chose dans les dossiers de Mac. Cela commença par un bouquin. Un livre très ancien avec une reliure de cuir brut. Un journal, manifestement, rédigé dans un genre de code. Intéressant aussi, mais certainement sans rapport avec notre affaire. Ensuite, ce fut un reçu, pour une putain de somme, accompagné d’une liste détaillée des produits vendus. De la bière. Toutes les variétés savoureuses brassées par Mac. Quelqu’un chez Worldclass Limited avait craché un sacré tas de pognon pour son stock. Je chopai le téléphone et appelai Murphy.

— Qui a acheté la bière maléfique ? demanda-t-elle.

— Ce n’est pas la bière, la coupable. Elle aussi n’est qu’une victime. Et le nom de cette compagnie ne me dit rien. Worldclass Limited ?

Un bruit de clavier en fond sonore. Murphy cherchait sur Internet.

— Des traiteurs, dit-elle. Du haut de gamme. J’imaginai le désastre qui pourrait s’abattre sur un mariage ou une bar mitzvah et frissonnai.

— Par les cloches de l’enfer, murmurai-je. On doit savoir où elle a atterri.

— C’que vous êtes fort, Holmes, répondit Murphy du même ton que j’aurais utilisé pour dire « oh ! ».

— Oui, bon, pardon. Qu’est-ce que tu as trouvé sur Bassaride ?

— Presque rien. Il me faut encore quelques heures pour obtenir les informations relatives à sa carte de crédit.

— Pas le temps. Les flics ne l’inquiètent pas. Qui que ce soit, elle a tout organisé pour éviter que les gens comme moi retrouvent sa trace.

— Rien que ça, ta majesté ? grogna Murphy. Je te rappelle tout de suite.

Ce qu’elle fit.

— Impossible de joindre les traiteurs, m’informa-t-elle. Ils servent les loges privées du stade où jouent les Bulls.

Je fonçai au stade.

Murphy aurait pu souffler dans son sifflet pour rameuter l’artillerie lourde, mais elle s’était abstenue. Des flics en uniforme déjà sur les lieux auraient été les premiers à intervenir et à tomber sur Bassaride. Quelle que soit sa nature, c’était un trop gros morceau pour eux. Au mieux, elle détalerait. Au pire, elle tuerait un des flics. C’est pourquoi Murphy et moi nous dépêchâmes pour arriver là-bas et coincer la méchante avant qu’elle ouvre le feu, si on peut dire, sur la police de Chicago.

Il ne restait plus qu’une demi-heure avant le match et les rues étaient bondées. Je me garai devant une borne d’incendie et courus les huit cents derniers mètres pour arriver au stade dans lequel des milliers de personnes s’engouffraient déjà. En route, je raclai mes fonds de poches et achetai un billet à un vendeur de rue pour un prix délirant. Des millions de fans des Bulls me crucifièrent du regard tandis que je les bousculais et me faufilais pour entrer le plus vite possible. Une fois à l’intérieur, je me précipitai dans l’enceinte du bas. Elle faisait tout le tour du bâtiment et abritait des stands de boisson, de nourriture mais aussi des toilettes et les entrées des gradins. C’était la zone la plus encombrée pour le moment. On y trouvait aussi les accès à l’étage des loges privées les plus chères. Je commençai par les premières sur lesquelles je tombai et frappai aux portes verrouillées. Personne ne répondit dans la première série, mais une blonde dans un tailleur grand luxe exagérément décolleté ouvrit la suivante. Manifestement, elle attendait quelqu’un d’autre.

— Qui êtes-vous ? balbutia-t-elle.

Je lui agitai ma superbe carte plastifiée de consultant sous le nez, mais trop vite pour qu’elle puisse lire quoi que ce soit.

— Département des Alcools, du Tabac et des Armes à Feu, m’dame, répondis-je de mon ton le plus officiel, c’est-à-dire celui de d’habitude mais en plus grave et plus pompeux, comme je l’ai entendu chez plein de types du gouvernement. On nous a signalé de la bière frelatée. Je dois inspecter votre bar pour voir si le lot incriminé est présent.

— Oh, bien sûr, dit-elle en reculant.

Son langage corporel révéla une coopération immédiate. Je la cataloguai instantanément comme l’hôtesse de quelqu’un, ou un truc comme ça. J’entrai dans la pièce et filai vers le bar, furetant parmi les bouteilles et ouvrant les placards jusqu’à ce que je tombe sur onze bouteilles brunes fermées par des capsules simplement ornées d’un « M » imprimé sur le métal. La marque de Mac. Je me retournai pour découvrir la blonde avec la douzième bouteille à moitié vide dans sa main tremblante. Ses yeux étaient légèrement vitreux.

— Heu, vais-je avoir des problèmes ? bredouilla-t-elle.

— Moi, peut-être. Je lui pris calmement la bière et la rangeai avec les autres.

— Avez-vous l’impression d’être malade ou je ne sais quoi ? demandai-je en me dirigeant vers la porte au cas où elle me sauterait dessus avec une batte de base-ball.

Elle secoua la tête en respirant un peu plus vite. Ses ongles manucures couraient le long du col en V de son chemisier. Elle s’empourpra.

— Enfin… Je veux dire, j’ai hâte de voir… le match.

— C’est cela, oui, dis-je, tous mes sens en alerte. Soudain, son regard s’embrasa et devint très direct.

Je ne sais pas vraiment ce que c’est, mais tout à coup, elle irradia de cette énergie propre aux femmes qui n’a rien à voir avec la magie mais reste l’un de ses principaux composants. J’eus l’impression que la température de la pièce était montée d’une dizaine de degrés.

— Peut-être que vous devriez m’examiner, monsieur, ronronna-t-elle. Aussitôt, j’eus une tout autre idée de ce contre quoi Mac avait dû se défendre avec une batte de base-ball.

Et ça s’était mal terminé pour lui.

Par les cloches de l’enfer, et dire que je croyais savoir à quoi on avait affaire.

— Quelle bonne idée, répondis-je. Restez ici et mettez-vous à l’aise. Je vais aller chercher un truc sympa. Je reviens dans deux secondes.

— Très bien, roucoula-t-elle. Dépêchez-vous. Sa veste de tailleur glissa au sol.

Je lui adressai un sourire que j’espérai suffisamment libidineux et sortis. Je fermai la porte, examinai le chambranle et concentrai ma volonté dans la paume de ma main droite. Je fixai mon attention sur un angle de la porte et murmurai « Forzare ».

Le métal grinça tandis que le battant se tordait dans l’encadrement. Avec un peu de chance, il faudrait bien une heure ou deux à des types équipés de barres à mine pour la débloquer. En espérant que d’ici là miss Bonnasse se serait évanouie avant de se blesser elle-même.

Il me fallut essayer encore trois portes avant de trouver un membre de l’équipe Worldclass Limited : un jeune homme en pantalon noir, chemise blanche et nœud papillon noir qui me demanda s’il pouvait m’aider. Je lui refis le coup de la carte professionnelle.

— On nous a informés qu’un brasseur indépendant vous aurait fourni un lot de bière frelatée pour le spectacle. La police de Chicago arrive, mais en attendant il faut que votre entreprise récupère les bouteilles avant que quelqu’un d’autre s’empoisonne avec.

— C’est pas plutôt le Bureau ? rétorqua-t-il en fronçant les sourcils.

— Pardon ?

— Vous avez dit Département des Alcools, du Tabac et des Armes à Feu. C’est Bureau.

Par le slip de Gandalf, pourquoi faut-il que je tombe sur un type qui réfléchit maintenant ?

— Je peux revoir votre carte ?

— Écoute, mec. Tu as reçu un lot de bières pourries. Si tu ne le récupères pas, des gens vont tomber malades. Tu comprends ? Les flics vont débarquer, mais si les gens commencent à boire avant, tout le monde va trinquer. Il fronça les sourcils derechef.

— Il vaut mieux prévenir que guérir, non ? ajoutai-je.

Manifestement, sa capacité à réfléchir ne dépassait pas le niveau des questions stupides posées à des magiciens bien intentionnés.

— Écoutez, heu, vous devriez vraiment voir ça avec ma supérieure.

— Alors conduisez-moi à elle, répondis-je. Et vite.

Le traiteur manquait peut-être de confiance en lui, mais il n’était pas lent. Nous traversâmes la foule grandissante pour aboutir dans une pièce convertie en réserve par la compagnie. Beaucoup de gens en chemise blanche allaient et venaient, les bras chargés de boîtes de biscuits apéritifs, de paquets de fromage ou de bouteilles de vin et j’en passe. Dans un coin, une dizaine de caisses vides venant de chez Mac étaient empilées les unes sur les autres. Mon guide m’emmena auprès d’une femme en tenue de traiteur, qui semblait surchargée de travail. L’air agacé, elle l’écouta et l’interrompit à la moitié de son explication :

— Je sais, je sais, lâcha-t-elle. Écoutez, je vais vous répéter ce que j’ai dit à l’inspectrice Murphy. Un agent de l’hygiène est déjà ici et ils sont en train de vérifier tout ça. Je ne vais certainement pas perdre mon contrat avec le stade pour une psychose sans fondement.

— Vous avez déjà parlé avec Murphy ? demandai-je.

— Il y a cinq minutes environ. Je l’ai envoyée auprès de la femme de la mairie. Dans la section du milieu de terrain.

— Une grande femme ? continuai-je en sentant un nœud tordre mon estomac. Des cheveux très noirs ? Heu, plutôt dans le genre qui a du monde au balcon ?

— Je vois que vous la connaissez, grogna la traiteur en chef en fronçant les sourcils. Écoutez, j’ai du boulot…

— Oui, bien sûr. Merci.

Je remontai le couloir et courus vers les loges face au milieu de terrain. Je sortis mon bâton de combat au passage. Pourvu que j’arrive à temps pour aider Murphy. Il y a quelques années, j’ai donné un double des clés de mon appartement à Murphy. Enfin, d’une certaine manière. Il s’agit d’une petite amulette qui lui permet de traverser les glyphes protégeant l’endroit. Je n’avais pas jugé utile de lui préciser l’autre fonction de l’objet : je voulais qu’elle possède une babiole m’appartenant, quelque chose que je pourrais utiliser, le cas échéant, pour la localiser. Rien que l’idée l’aurait outrée.

Un arrêt rapide dans les toilettes pour hommes, un cercle tracé à la craie sur le sol, une incantation et j’étais sur sa piste. Dans ma hâte, je dépassai la pièce où elle se trouvait avant que le sortilège m’indique sa position précise et je fis machine arrière. Devant la porte, j’hésitai à la projeter hors de ses gonds. On dira ce qu’on voudra, mais les entrées fracassantes ont du bon.

Oui, enfin on ne pouvait pas non plus en dire autant quand on les faisait au beau milieu d’une zone pleine de gens dont le nombre enflait de minute en minute. J’allais sûrement pulvériser la baie vitrée de la pièce, risquant ainsi de blesser les gens dans les gradins situés en dessous. Je tournai la poignée, juste par acquit de conscience et… La porte s’ouvrit.

J’étais écœuré. J’aurais largement préféré une entrée fracassante. J’entrai dans la loge et découvris une pièce luxueuse, la totale, avec une épaisse moquette foncée, des canapés en cuir, un bar qui n’aurait rien à envier aux meilleurs pubs, un buffet et deux femmes qui s’embrassaient sur un confident, ce double fauteuil si pratique avec sa forme de « S ».

Je refermai la porte derrière moi et elles levèrent la tête. Dire que Murphy affichait une expression lointaine serait un doux euphémisme. Les pupilles de ses yeux vitreux étaient tellement dilatées qu’on n’en distinguait presque plus le bleu, et ses lèvres étaient un peu gonflées d’avoir tant embrassé. Quand elle me vit, un sourire sensuel illumina lentement son visage.

— Harry, te voilà enfin.

L’autre femme m’adressa le même sourire mais sa bouche pulpeuse gardait un côté plus carnassier. Ses cheveux lui arrivaient aux épaules. Ils étaient si noirs qu’ils jetaient des reflets bleutés. Ses yeux vert mordoré brillaient de détermination. Elle portait un tailleur gris, sans la veste, et son chemisier était plus que déboutonné, sinon indécent. Autrement, elle était fidèle à la description de Burt Decker : magnifique et sculpturale.

— Voici donc Harry Dresden, dit-elle d’une voix rauque.

— Exact, souffla Murphy en chuintant ses mots comme si elle était saoule. Harry et son bâton.

Elle émit un petit rire bête.

— Comprenez-moi bien, bon Dieu ! Elle a rigolé bêtement.

— J’aime son style, reprit la brune. Fort. Intelligent.

— Ouais, gloussa la policière. Ça fait longtemps que j’en ai envie. De lui et de son bâton.

— Que lui avez-vous fait ? grognai-je en pointant le fameux bâton sur Méditrine Bassaride.

— Moi ? Rien.

— Pour l’instant, ajouta Murphy en rougissant.

La femme éclata d’un rire rauque en jouant avec les cheveux de mon amie.

— Chaque chose en son temps, susurra-t-elle. Pour l’instant, elle a seulement partagé l’étreinte des dieux, mage.

— J’allais même te casser la gueule pour ça, coupa Murphy.

Elle regarda autour d’elle et je remarquai une lampe cassée sur le sol, à côté d’un guéridon renversé sur lequel elle devait être posée à l’origine. Des traces de lutte.

— Mais je me sens si bien maintenant, reprit-elle en braquant son regard incandescent sur moi. Harry. Viens t’asseoir avec nous.

— N’hésitez pas. On va s’amuser, chuchota la brune en brandissant une bouteille de la cuvée de Mac. Venez boire avec nous.

Moi, tout ce que je voulais, c’était une bière, bordel de myrrhes.

Mais ce n’est pas ce à quoi je pensais. Ça n’allait pas. Je me répétai fermement que ça n’allait pas. Même si, ne me demandez pas comment, Karrin parvenait à donner des airs de lingerie fine à son holster d’épaule.

Ou peut-être que ça venait de moi.

— Méditrine était la déesse romaine du vin, dis-je. Et Bassaride est l’autre nom des servantes de Dionysos, poursuivis-je en désignant la bière dans sa main. Je croyais que les ménades étaient des bourgeoises de vignes.

Sa bouche se fendit d’un grand sourire qui semblait sincère. Ses dents étaient très blanches.

— Qu’importe le flacon, tant que l’on communie avec l’esprit du dieu, mortel.

— Voilà où aboutit le canal psychique, répondis-je. À Dionysos. Au dieu de la fête et de la violence extatique.

— Bien sûr, répondit la ménade. Les mortels ont oublié le véritable pouvoir du dieu. Il est temps de leur rafraîchir la mémoire.

— Si vous voulez trafiquer les boissons, pourquoi ne pas commencer par la grande brasserie du stade ? Vous auriez affecté beaucoup plus de monde.

— De la bière brassée dans des chaudrons grands comme des maisons puis servie froide, cracha-t-elle. Ce breuvage n’a pas d’âme. Il n’est même pas digne de s’appeler ainsi.

— J’ai compris ! Vous êtes une bourgeoise de brasserie.

Son sourire ne faiblit pas et elle planta ses magnifiques yeux verts dans les miens.

— Il me fallait de la qualité. Une base créée avec amour et fierté par un véritable artisan.

Ce qui tient debout en fait, du moins sur le plan technique. Il faut beaucoup d’éléments pour pratiquer la magie, et l’émotion en fait partie. Quand on commence à fabriquer un produit en masse, la nature même du procédé élimine le sentiment d’attachement personnel que l’on développe quand on crée quelque chose de ses propres mains. Du point de vue des ménades, ça signifie que la bière de grande consommation n’offre aucune base solide pour qu’elles puissent y glisser leur compulsion très élaborée.

En revanche, la production de Mac correspondait parfaitement à la définition de la fierté, de la véritable satisfaction personnelle, et non à la suffisance du porte-parole d’une grande enseigne qui atteint ses quotas.

— Pourquoi ? demandai-je. Pourquoi faire ça ?

— Je suis loin d’être seule dans cette entreprise, mage. De plus, c’est ma nature. Je fronçai les sourcils, inclinant légèrement la tête en signe d’incompréhension.

— Les mortels ont oublié les dieux, expliqua-t-elle avec une note de colère dans la voix. Ils pensent que le Dieu blanc a chassé les autres. Mais ils sont toujours là ! Nous sommes là. Moi aussi, on m’a adorée par le passé, petit homme.

— Alors je ne sais pas si vous le savez, mais la plupart d’entre nous s’en foutent éperdument. Depuis le temps, vous n’êtes plus les seuls sur le marché des pluies d’éclairs.

Elle gronda, ses yeux étincelant de plus belle.

— En effet. Nous sommes partis en vous laissant en charge du monde. Et que s’est-il passé ? En deux mille ans, vous avez empoisonné et violé Terra-Mater qui vous a donné la vie. Vous avez abattu les forêts, souillé l’air et obscurci jusqu’au char d’Apollon lui-même avec les fumées puantes de vos forges.

— Et déclencher une émeute pendant un match des Bulls va tout changer parce que… ?

— Mes sœurs s’occupent des matchs de football américain depuis des années, railla-t-elle en découvrant des canines acérées. Nous ne faisons que nous diversifier.

Elle but une rasade en s’assurant que je remarquais bien ses lèvres entourant le goulot.

— La modération. C’est écœurant, reprit-elle. Nous aurions dû étrangler Aristote dans son berceau. L’alcoolisme… Qualifier un dieu de maladie. Il est temps de vous donner une leçon.

Un nouveau rictus dévoila ses dents. Murphy frissonna puis la colère déforma son visage. Elle me fusilla du regard.

— Fais honneur au dieu, mage, grogna la ménade. Bois, ou je te présenterai à Panthée et Orphée.

Des Grecs. Tous deux déchiquetés par les ménades et leurs compagnes lors d’orgies de violence extatiques.

Les joues rouges, la policière respirait de plus en plus vite à présent et elle suait. Ses yeux brûlants de désir et de rage restaient braqués sur moi. Mon sens d’araignée me démangea.

— OK. Je vais vous faire une contre-proposition, dis-je calmement. Levez l’enchantement lancé sur la bière et quittez ma ville tout de suite ou je vous renvoie par colis de deux kilos à destination de la mer Égée.

— Si tu ne veux pas honorer le dieu de ton vivant, répondit Méditrine. Tu le feras dans la mort.

Elle fit un geste de la main et Murphy se jeta sur moi en poussant un cri de fureur absolue.

Je pris mes jambes à mon cou.

Attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. J’ai affronté mon lot de monstruosités hurlantes, dans la vie. Bon d’accord, aucune n’était petite, blonde et encore plus belle à force d’embrasser ce qu’on pourrait appeler une véritable déesse. Quoi qu’il en soit, je n’avais pas l’embarras du choix. Manifestement, mon amie n’était pas dans son état normal. Mon bâton de combat était prêt à tirer, mais je ne voulais pas la tuer. Je ne voulais pas non plus me risquer au corps à corps. Murphy est une artiste martiale confirmée spécialisée dans les prises. Si elle me passait une clé, je ne m’en sortirais pas mieux que Caine. Je me précipitai hors de la loge, dans le couloir, avant que Murphy m’attrape et me torde le bras comme dans un tableau d’Escher. Du verre se brisa quelque part derrière moi.

Murphy était sur mes talons et je levai mon bracelet-bouclier en me retournant. Je tentai de le positionner pour ne pas la blesser. Elle me rattrapa et mon champ de protection lança un éclair bleu-argent quand elle rebondit dessus comme s’il était en acier trempé. Elle trébucha. Méditrine la suivait de près, une bouteille cassée à la main et le blanc de ses yeux bien visible autour du vert. Son visage était un masque lumineux d’extase et de joie malsaine. Elle me porta trois attaques avec des gestes extrêmement gracieux et je n’en esquivai qu’une. La douleur enflamma mon menton et ma main droite. Mon bâton de combat s’envola dans l’allée et rebondit contre les jambes des spectateurs.

Je ne suis pas aussi expert que Murphy, mais j’ai pris quelques cours et, plus important encore, je me suis payé pas mal de bastons dans ma vie. Dans la fameuse école de la rue, on apprend vite et les leçons ne s’oublient jamais. En reculant hors de portée, je transformai mon élan en pivot et fauchai Bassaride. Déesse ou pas, la ménade ne faisait pas la moitié de mon poids et elle perdit l’équilibre.

Murphy en profita pour me glisser un coup de pied qui embrasa ma cage thoracique, et me saisit un bras avant même que j’aie repris mes esprits. Je ne sais pas ce qui se serait passé si ç’avait été mon bras droit, mais ce fut le gauche. J’activai mon bracelet-bouclier, l’entourant de puissance kinésique brute, et ses mains me lâchèrent.

Je me fous du nombre de séances d’aïkido suivies. Rien ne prépare à affronter des champs de force.

Je me concentrai, criai « Forzare ! » et m’emparai d’une énorme poubelle en plastique par la seule force de ma volonté. D’un geste de la main, je l’envoyai sur la policière. Durement touchée, Murphy fut renversée. Je reculai. Méditrine s’était relevée. Elle se rua sur moi, la bouteille oscillant dans ses mains. Elle me repoussa dans le stand de bière dans le hall. J’élevai mon bouclier juste à temps pour parer son arme improvisée. Le verre éclata, entaillant sa propre main. C’est toujours le risque avec une bouteille. Mais la puissance du coup fut suffisante pour se communiquer à mon champ de force et me propulser contre le comptoir. Je percutai un type qui essayait de transporter des bières dans des gobelets en plastique et tombai, trempé du breuvage si cher à la ménade. Murphy me sauta dessus, immobilisant mon bras gauche, tandis que Méditrine me griffait le visage de ses ongles. Toutes deux hurlaient comme des banshees. Je fermai un œil quand l’un des ongles acérés écorcha ma paupière, mais saisis ma chance quand les mains de Méditrine, des mains chaudes et horriblement fortes, se refermèrent sur ma gorge.

Je lâchai un « Forzare ! » étouffé, et tendis ma main droite, cassant la fine chaîne qui retenait l’un des côtés de l’enseigne suspendue au-dessus du comptoir derrière moi.

Le lourd panneau de bois avec écrit en grosses lettres enjouées « S’il vous plaît, buvez avec modération » bascula en un lent mouvement de faux et, tel le poing d’un géant, vint frapper la ménade sur le côté de la tête. Ses ongles gravèrent des sillons cramoisis sur ma gorge tandis qu’elle se retrouvait emportée par le choc. Abasourdie, Murphy releva la tête et je tirai de toutes mes forces sur mon bras. Je devais mettre mon amie en position avant qu’elle reprenne là où Méditrine s’était arrêtée. Je sentis une déchirure, puis la liberté quand mon pouce sortit de son logement. Je hurlai de douleur quand la pancarte revint, avec beaucoup moins d’élan cela dit, et cueillit aussi Murphy en pleine tronche. Soudain, un tas de gens nous sautèrent dessus et les flics débarquèrent. Pendant qu’ils m’arrêtaient, je réussis à convaincre les policiers qu’on avait empoisonné la bière de Mac. Ils trouvèrent les traiteurs et rassemblèrent le lot incriminé assez vite pour que seule une poignée de personne en boive avant la saisie. Il y eut quelques interventions musclées, mais pas de blessés.

Ce qui n’arrangea pas plus mes affaires. Après tout, j’étais imbibé de Budweiser et j’avais attaqué deux nanas plutôt canons. Je finis en cellule de dégrisement, ce qui me mit d’autant plus en rogne que je n’avais toujours pas eu ma putain de bière !

Cerise sur le gâteau à la merde, j’avais payé un billet à un tarif prohibitif et je n’avais même pas vu le match !

Il n’y a vraiment pas de justice dans ce bas-monde.

Au petit matin, Murphy vint me libérer. Elle avait un œil au beurre noir et un hématome en forme de croix sur une pommette.

— Donc, si j’ai bien compris, dit-elle, après l’Épicerie du Diable, on a remonté la piste jusqu’à la rencontre des Bulls. Là-bas, on a affronté cette ménade, tout a dégénéré et on m’a assommée.

— C’est ça, répondis-je.

Pourquoi lui présenter les choses autrement ? L’infâme bibine avait dû effacer ses souvenirs. La vérité n’aurait fait que l’embarrasser.

Bordel, moi ça m’embarrassait déjà, et beaucoup plus que je voulais bien l’admettre.

— Bon, Bassaride a disparu de l’hôpital, continua la policière. Elle ne s’est pas présentée pour porter plainte. Si on ajoute que tu travaillais avec moi dans le cadre d’une enquête, que plusieurs personnes ont manifesté des effets secondaires qui laissent à penser qu’on les a droguées au GHB ou un truc dans le genre, et que c’est toi qui as poussé les flics à confisquer le reste des bouteilles, j’ai réussi à éliminer les lourdes charges pesant contre toi. Tu dois quand même comparaître pour état d’ébriété et troubles sur la voie publique.

— Génial, grommelai-je sans enthousiasme.

— C’aurait pu être pire.

Elle se tut un instant et me dévisagea.

— T’as une sale gueule.

— Merci, grognai-je.

Elle plongea son regard dans le mien, puis sourit. Elle se hissa sur la pointe des pieds et m’embrassa sur la joue.

— T’es un mec bien, Harry. Allez viens, je te ramène chez toi.

Je fus d’humeur guillerette pendant tout le chemin menant à sa voiture.